Quelle est la meilleure traduction du Yi Jing ?
Nombre d’entre nous avons découvert le Yi Jing à travers ce que l’on nomme souvent le « livre jaune », c’est-à-dire le Yi King de Richard Wilhelm (1).
Né à la fin du XIXe siècle, ce pasteur allemand doit en grande partie sa renommée à l’amitié et à l’estime que lui portait le père de la psychologie des profondeurs, Carl Gustav Jung.
Et pourtant. À force de pratiquer le Yi Jing, on a tôt fait de réaliser que la traduction de Richard Wilhelm est loin d’être la référence espérée.
La raison ? D’abord, cette traduction est solidement empreinte d’influence chrétienne (n’oublions pas que Richard Wilhelm est avant tout pasteur).
Par exemple, le nom de l’hexagramme 1, Le Ciel, emblème du Yang par excellence, devient, sous la plume de Wilhelm, « Le Créateur ».
Dans ses explications, le pasteur allemand écrit que, « appliqué aux événements de l’univers, ce signe exprime la puissante action créatrice de la divinité. » Où comment glisser subrepticement dans le Classique des Changements l’image d’un Dieu le père créateur, pourtant très éloignée de la cosmogonie chinoise.
Une tendance qui, en Chine, prendra racine à la période des Han et imprégnera dès lors l’interprétation du Yi Jing, s’éloignant, par là même, de la haute estime dans laquelle les rédacteurs primitifs du Yi Jing tenaient pourtant la stratégie yin.
L’interprétation misogyne du Yi Jing se retrouve également dans la traduction de Richard Wilhelm. Son commentaire de l’hexagramme 54, Mariage de la Cadette, en est un parfait exemple : « En Chine, la monogamie est la règle. (…) Cependant l’homme est autorisé à écouter ces tendres inclinations personnelles, et c’est le plus gracieux devoir d’une bonne épouse que de lui prêter son concours en ces occasions. (…) La jeune fille qui, choisie par l’homme, entre dans une famille se soumet modestement à la maîtresse de maison comme une sœur cadette. Ce sont là, bien entendu, des questions délicates, épineuses, qui demandent beaucoup de tact de part et d’autre. Cependant, si les circonstances sont favorables, une solution est ainsi apportée à un problème que la civilisation européenne n’a pu résoudre. »
Heureusement, depuis, d’autres traductions du Yi Jing ont vu le jour, qui donnent une autre interprétation de l’hexagramme 54, cette fois-ci basée sur des faits historiques, et qui montrent que cet hexagramme est loin de se réduire à des histoires de batifolage masculin et de restriction du féminin.
S’il est une traduction du Yi Jing qui s’est attachée à refléter l’esprit originel du Livre des Changements, c’est bien celle de Cyrille Javary (2).
Au début des années 2000, le sinologue français a publié ce que les aficionados du Yi Jing ont vite appelé « la brique rouge », laquelle consiste en une traduction ciselée, accompagnée des explications de Pierre Faure, autre fin connaisseur du Yi Jing.
Pourquoi cette traduction est-elle précieuse ? Parce qu’elle permet de saisir au mieux la dynamique Yin-Yang chère à la pensée chinoise, la circulation de l’énergie dans l’instant présent, que traduisent si bien les hexagrammes.
Avec la traduction de Cyrille Javary, la stratégie yin retrouve ses lettres de noblesse, sans plus être dévalorisée par rapport à la stratégie yang.
Vingt ans plus tard, Pierre Faure, co-auteur de la « brique rouge », a publié sa propre traduction du Yi Jing (3).
L’attrait de cette nouvelle publication tient pourtant moins à sa traduction proprement dite qu’au fait qu’elle synthétise les différents éléments nécessaires à la compréhension d’un hexagramme, rendant, de ce fait, son ouvrage peut-être plus accessible aux débutant.e.s.
Cependant, cet atout est aussi sa principale faiblesse, puisque ce côté synthétique limite parfois le texte à des interprétations qui peuvent sembler réductrices.
Un inconvénient que l’on ne retrouve pas dans un précédent ouvrage de Pierre Faure, co-écrit avec Alice Fano : Le Yi Jing par lui-même (4).
Dans ce livre, Pierre Faure s’est attaché à expliquer en profondeur les deux commentaires canoniques qui accompagnent chaque hexagramme, à savoir la Grande Image et la Xe Aile, lesquels avaient été négligés dans la brique rouge.
En conclusion, si la brique rouge de Cyrille Javary reste à mes yeux la meilleure traduction du Yi Jing, Le Yi Jing par lui-même de Pierre Faure et Alice Fano en est sans doute le meilleur complément.
Malheureusement, ce livre n’est plus édité depuis des années. On en trouve bien encore quelques exemplaires sur des sites de seconde main, mais hélas à des prix souvent prohibitifs. Il est à espérer que ses deux auteur/trice puissent un jour le rééditer à compte indépendant, ne serait-ce que sous format numérique.
Il existe encore d’autres traductions du Yi Jing que je n’aborde pas ici, la plupart d’entre elles étant malheureusement fortement teintées de l’influence du Yi King de Richard Wilhelm. Néanmoins, le Yi Jing de Michel Vinogradoff (5) et surtout le Zhou Yi de Zhou Jing Hong et Carmen Folguera (6) ainsi que, en anglais, les I Ching de Alfred Huang (7) et de John Blofeld (8) demeurent intéressants pour qui veut approfondir son approche du Classique des Changements.
Notes
(1) Yi King : le livre des transformations, Richard Wilhelm, Ed. Médicis, 1994.
(2) Yi Jing : le livre des changements, Cyrille J.-D. Javary et Pierre Faure, Ed. Albin Michel, 2012.
(3) Yi Jing: le classique des mutations, Pierre Faure, Ed. Belles lettres/La compagnie du livre rouge, 2021.
(4) Le Yi Jing par lui-même, Pierre Faure et Alice Fano, Ed. Alphée, 2006.
(5) Yi Jing : la marche du destin, Michel Vinogradoff, Ed. Dervy, 1998.
(6) Zhou Yi, le Yi Jing intégral, Zhou Jing Hong et Carmen Folguera, Ed. You Feng, 2012 (à assortir de son complément, Zhou Yi, commentaires du Yi Jing intégral des mêmes auteurs).
(7) The Complete I Ching, Alfred Huang, Ed. Inner Traditions, 2010.
(8) I Ching: The Book of Change, John Blofeld, Ed. Penguin Books, 1991.