Dans le Yi Jing, les textes des traits qui composent les hexagrammes sont au nombre de six, à l’exception des hexagrammes 1 et 2 qui comptent un texte supplémentaire. Une anomalie ? Et si, au contraire, c’était le reflet de la capacité de notre monde à se défier de ses propres lois ? En tout cas de celles que nous lui connaissons.
C’est rare, très rare même, mais, dans un tirage du Yi Jing, il peut arriver que tous les traits de l’hexagramme de situation soient mutants. Du coup, lorsqu’on fait muter les traits pour obtenir l’hexagramme de perspective, on se retrouve avec… l’hexagramme opposé (1). En clair, la situation actuelle est partie pour se transformer en son exact contraire. Ce genre de tirage, c’est toujours le signe d’une instabilité extrême de la situation et on n’est pas mécontent de n’en faire qu’exceptionnellement (voire jamais) l’expérience.
Quand le Yi Jing nous annonce tout et son contraire
Comme si cette histoire d’hexagramme qui vire de bord n’était déjà pas assez étrange, elle fait également l’objet de deux textes supplémentaires qu’on retrouve aux hexagrammes 1 et 2… et uniquement aux hexagrammes 1 et 2. Il faut dire que ceux-ci ne se contentent pas d’ouvrir le bal des hexagrammes du Yi Jing, ils représentent aussi et surtout les deux énergies fondamentales qui s’entremêlent pour fonder nos expériences de vie, j’ai nommé le fameux couple Yin/Yang.
L’hexagramme 1, c’est Élan créatif, aka l’hexagramme 100 % yang. Et quand ses six traits yang mutent, il se transforme en… l’hexagramme 2, Élan réceptif, qui lui n’est que pure énergie yin (et qui se métamorphose en l’hexagramme 1 lorsque tous ses traits sont mutants).
A priori, dans la vraie vie, il faut un peu de temps pour passer ainsi d’un extrême à l’autre (pensez, au siècle dernier, à certains spécimens de la jeunesse hippie qui, deux décennies plus tard, se retrouvaient traders costard-cravattés à frôler l’infar aux moindres convulsions du Nasdaq).
Et pourtant, même si elles sont aussi rares qu’un tirage option « tous les traits sont mutants », des situations qui se transforment en leur exact opposé en un clin d’oeil, cela existe. Ci-après, trois exemples : l’un tiré de la littérature, l’autre de mon vécu, le troisième d’un essai écrit par un médecin américain, lequel renvoie pour moi directement aux « bizarreries » que sont les deux textes bonus des hexagrammes 1 et 2.
De l’impasse à l’ouverture de tous les possibles
On a tous connu ce genre de situation sans issue. De celles dont on sent dès le départ qu’on ne pourra rien tirer. Dans L’usage du monde (2), récit du voyage qui le conduisit, en 1953, des Balkans aux portes de l’Inde en compagnie de l’artiste Thierry Vernet, Nicolas Bouvier dépeint un moment pareil… jusqu’à son complet retournement. À court d’argent à Téhéran, les deux amis tentent de proposer leurs services au directeur de l’Institut franco-iranien :
« C’était un homme puissant et sanguin, engagé dans un téléphone impatient avec ce qui semblait être une touriste française en quête de renseignements culturels. Il nous balaya d’un regard rapide, jugea que nous venions en solliciteurs et – résolu à nous décourager d’emblée – se mit soudain à rugir dans l’appareil : qu’elle avait tort de prendre l’Institut pour un bureau d’information… qu’on avait ici d’autres soucis que les siens… qu’un voyage en Perse se prépare à l’avance… qu’elle n’avait qu’à s’adresser aux Iraniens. (…) Nous ayant ainsi montré par ricochet de quel bois il se chauffait, il nous désigna des sièges et, d’une voix radoucie dont les basses étaient soigneusement lubrifiées : « Alors, de quoi s’agit-il ? » (…) Sa manœuvre lui assurait l’avantage et, pendant un moment, nous ne pûmes que balbutier des offres de service de plus en plus modestes. Il les déclinait à mesure avec une courtoisie inexorable, et des raisons que nous tournions aussitôt par de nouvelles propositions – nous aurions bien lavé les tableaux noirs – qui l’obligeaient à se retrancher derrière des prétextes de plus en plus minces. Nous insistions. Il persévérait dans ses refus aimables. La chaleur était étouffante ; nous avions l’estomac vide et pantelant de déception. Il fallait absolument trouver une ouverture avant que ce vaudeville ne tourne à notre confusion. Les nerfs s’en chargèrent : comme on nous objectait quelques ampoules cassées dans la salle d’exposition, Thierry partit d’un fou rire ensoleillé que je sentis avec terreur m’emporter comme une vague. Voilà le directeur tout démonté, et nous, des larmes plein les yeux, cherchant, entre deux étouffements, à lui faire entendre par gestes que ce n’est pas lui qui nous égaie ainsi. Heureusement pour nous, cet homme pompeux avait de l’esprit. Il eut vite fait de choisir un parti : puisqu’il n’avait pas eu l’initiative de cet éclat, il devait en prendre au moins la direction. Et sans tarder. Il se mit donc à rire plus fort que nous, habilement d’abord, par gammes bien dosées, puis pour de bon. Quand la secrétaire effarée entrebâilla la porte, il lui fit signe d’apporter trois verres, et quand nous eûmes repris souffle tout était devenu différent. Un rayon de soleil éclairait le tapis. Thierry exposerait d’ici une quinzaine ; je l’introduirais par une causerie… j’en pourrais faire d’autres si le cœur m’en disait. Toutes choses qui paraissaient maintenant les plus naturelles du monde. »
Cet extrait, c’est l’exemple même de ces situations qui arrivent au bout de leur épuisement. Alors, quand l’improbable surgit, le contexte bascule complètement.
Une expérience spirituelle
Une situation qui atteint son stade de développement ultime pour muter en son contraire, j’ai vécu cela il y a plus d’un an. Et cela m’a bouleversée.
Pendant plusieurs semaines, j’ai essuyé menaces, calomnies et insultes publiques de la part d’un individu particulièrement vindicatif. Durant cette période, j’oscillais en permanence entre la peur et la colère. Au plus le temps passait, au plus cette personne me harcelait et au plus la situation et ses conséquences possibles prenaient une tournure démesurée dans mon esprit.
Une nuit, au bout de plusieurs heures d’insomnie, je finis par atteindre un sommet de rage qui me rendit littéralement malade. Comme si mon corps avait décidé de faire le boulot dont mon cerveau était incapable : se débarrasser des émotions toxiques. Ça m’a coûté – malaise vagal, crampes, nausées, etc. – mais ça a marché. Au petit matin, ma colère s’était évaporée et la simple idée de mon harceleur me laissait indifférente.
Mais la leçon n’était pas terminée.
Durant la journée, je suis tombée sur différents symboles et images archétypales reliés à l’idée collective que l’on se fait de la notion du mal (chiffres 666 et autres joyeusetés. Ça, plus ma maman qui m’appelle pour me dire qu’elle avait rêvé de moi sous les traits d’un démon, je vous promets, ça fait votre journée). En laissant ma colère monter crescendo au fil des semaines, à un niveau énergétique, je m’étais sans doute connectée à ce que l’humanité porte en elle de moins reluisant.
De la haine à l’empathie
Première prise de conscience, donc. La suivante n’allait pas tarder. Elle eut lieu le soir même, en plein milieu d’une conférence en ligne à laquelle je m’étais inscrite.
À un moment, le conférencier brandit pendant plusieurs secondes un billet de vingt francs suisses. Grosse hallucination : sur le billet, une tête de mort parfaitement dessinée (je précise que les substances psychédéliques et moi, ça fait deux).
J’avais beau me concentrer, je ne voyais rien d’autre que cette tête de mort. Puis le conférencier prononça cette phrase : « Parfois, on projette sur les autres la violence qui est en nous. » À cet instant précis, je vis enfin ce qui était réellement dessiné sur le billet : un papillon.
Cette phrase m’ouvrit les yeux (et pas que sur le lépidoptère). La violence, elle n’avait pas été que du seul fait de mon harceleur. Moi aussi j’avais ma part de responsabilités (même si son comportement était inacceptable).
Sans rentrer dans les détails, cet homme avait des attentes quant à son avenir auxquelles j’avais dû mettre un « stop » brutal. En gros, il espérait que je lui témoigne publiquement une confiance que je n’avais jamais eue pour lui. Au lieu de ça, je l’avais désavoué.
Cette prise de conscience changea tout. À mon niveau, puisque, en moins de 24 heures, j’étais quand même passée d’une haine noire à une relative empathie. À un niveau plus large, aussi. D’abord, le harcèlement s’arrêta net. Ensuite, l’olibrius me proposa une rencontre pour tout mettre à plat, ce que j’acceptais – précision utile – sans avoir envie de lui sauter à la gorge le moment venu. Un vrai saut quantique, je vous dis.
D’un verdict de mort à une guérison spontanée
Ceci dit, en matière de saut quantique, il y en a de beaucoup plus littéraux, qui peuvent être directement rattachés à cette histoire d’hexagramme 100 % yang qui mute en son opposé yin et inversement.
J’y viens, mais avant, mon dernier exemple : il est tiré du livre Guéris. Enquête au coeur des guérisons spontanées (3), du Dr Jeff Rediger (malade ou en bonne santé, si vous voulez traîner vos basques sur terre le plus longtemps possible, lisez ce livre). Dans son enquête sur ces guérisons qui mettent la science en déroute, le médecin américain cite ce qu’il appelle « le cas Stephen Dunphe ».
En 2011, Stephen Dunphe se rend à l’hôpital pour un mal de dos, passe un scanner, et ressort avec un diagnostic de myélome multiple (cancer des globules blancs). Une opération est fixée en urgence pour la semaine suivante, afin de lui retirer une tumeur qui avait déplacé ses vertèbres. La nuit avant l’opération, il passe une IRM.
Extrait du livre : « Stephen enfile un peignoir blanc, s’allonge sur la table étroite qui est glissée dans la machine. À l’intérieur du tube lisse et blanc, il ne doit pas bouger. (…) Puis, quelque chose de bizarre se produit. Un filet d’eau apparaît. Il coule le long du tube. Puis un autre, et encore un autre. Stephen ne panique pas. La machine est probablement en panne. Ils vont le sortir de là à tout moment. L’eau stagne autour de lui et le niveau monte. Elle remplit le tube. Il se sent bizarrement calme. Il se dit qu’il fait de la plongée avec un tuba. Tout va bien. (…) Plusieurs fois pendant ce récit, j’interromps Stephen. Il me raconte les faits après qu’ils se sont passés et il les décrit comme s’ils s’étaient réellement produits. Plusieurs fois, pour donner du sens à tout ça, je lui dis : « On dirait que vous avez eu une hallucination. Ou que vous êtes entré dans un état modifié de conscience. » Mais chaque fois, il secoue la main, me dit : « Ouais, ouais, bien sûr. » Et continue de me parler de son expérience comme si elle avait été réelle. Elle dure le temps de son IRM. Il explique qu’il a respiré sous l’eau quand le tube s’est rempli, qu’il a senti une présence bienveillante à ses côtés. Enfin, il a entendu une voix, a ouvert les yeux et s’est retrouvé dans la salle de radiologie. Il est facile de rire de ce récit et de le traiter comme le rêve que quelqu’un fait tandis qu’il est coincé dans le tube d’un IRM pendant une heure. Sauf que voilà : l’IRM de Stephen montre que l’impossible s’est produit. D’après les notes dans le dossier de Stephen, la tumeur « a presque complètement régressé ». Elle a pratiquement disparu. «C’est une rémission spontanée», dit le chirurgien. L’opération est annulée et pendant plusieurs jours, le service bourdonne d’excitation et d’étonnement. Infirmières, médecins et internes passent les uns après les autres dans la chambre de Stephen, abasourdis. Comme il n’y a plus rien à opérer, il est renvoyé chez lui. »
Quand le Yi Jing nous parle de saut quantique
Les autres cas de guérison spontanée cités par Jeff Rediger peuvent faire l’objet de tentatives d’explication (changements de vie radical, modification du régime alimentaire, diminution du stress, etc.). Surtout, il a toujours fallu un temps – relativement court, mais quand même – avant que la guérison survienne.
Dans le cas de Stephen Dunphe, rien de tout cela. On est dans le domaine du changement de plan quasi instantané, du basculement complet d’une réalité à une autre. Le genre de cas qui fout en l’air toute conjecture un tant soit peu rationnelle.
Pour moi, c’est précisément à ce genre de cas que renvoie les deux « anomalies » du Yi Jing, ces deux textes qui ne sont présents qu’aux hexagrammes 1 et 2 et à aucun autre, alors même que le Livre des Changements brille par l’ordre qui régit sa structure globale. Deux « anomalies » qui, comme par hasard, concernent les deux hexagrammes symboles du couple Yin/Yang, soit l’essence même du Yi Jing.
Dans « le cas Stephen Dunphe » aussi, on est en présence des deux principes fondamentaux de l’existence, celui de vie et celui de mort, et d’un changement de primauté quasi immédiat de l’un sur l’autre. Et, tout comme il existe dans le Yi Jing un ordre et une symétrie auxquels deux petits textes se permettent de déroger, notre monde est structuré par des lois infaillibles… sauf exceptions incompréhensibles.
Si le Yi Jing comporte deux textes supplémentaires pour les cas où l’hexagramme archétype du Yang se transforme en celui du Yin et vice-versa, c’est sans doute parce qu’il est justement le reflet fidèle de l’ensemble des expériences de vie possibles. Y compris de celles qui pulvérisent l’ordre des choses. En tout cas l’ordre connu.
Quelques précisions de Cyrille Javary...
Pour ce qui est de ces deux textes additifs au hexagrammes 1 & 2, vous avez d’autant plus raison de souligner l’insupportable étrangeté de ces « tous les 6 à l’oeuvre » (1) et « tous les 9 à l’oeuvre » (2).
En effet, la première incongruité tient au verbe employé :
il s’agit du verbe 用 yòng qui a de multiples significations : utiliser / employer (qch) / avoir à faire ceci ou cela / manger ou boire / frais ou dépenses / utilité / c’est pourquoi / donc / par conséquent / , etc qui apparaît 121 fois dans le Yi Jing dans différents conseils d’attitude (ce qui pourrait peut-être un petit bout de piste concernant l’usage de ce verbe, superbement inexpliqué par les auteurs occidentaux) alors que dans les Commentaires canoniques le verbe employé pour désigner une ligne mutante est 動 dong, dont le sens global est bouger, se mettre en mouvement.
Ensuite, le calcul des probabilités d’apparitions des lignes mutantes peut se résumer à ce tableau :
1 ligne mutante 35,60 %, c’est-à-dire un peu plus d’une chance sur 3.
2 lignes mutantes 29,70 %, un peu moins d’une chance sur 3.
0 ligne mutante 17,80 %, soit un peu plus d’une chance sur 6.
3 lignes mutantes 13,20 %, soit un peu plus d’une chance sur 8.
4 lignes mutantes 3,30 %, soit +/- 1 chance sur 30
5 lignes mutantes 0,4 %, soit +/- 1 chance sur 225
6 lignes mutantes 0,024 %, soit 1 chance sur 4096.
Ceci fait ressortir trois informations :
– 6 lignes mutantes, ce qui donne l’opposé comme perspective est heureusement fort rare.
– 0 lignes mutantes, souvent vécu comme une frustration décevante est une information en soi : la situation est à elle-même sa propre perspective. La signification globale dépend de l’hexagramme de situation. L’hexagramme 47 (*) sans lignes mutantes est moins agréable que L’hexagramme 58 (**) sans lignes mutantes et si on est impatient il vaut mieux ne pas obtenir l’hexagramme 5 (***) sans lignes mutantes.
– Enfin, la plus importante et la plus évidente : 1 ou 2 lignes mutantes ont 66 % soit deux chances sur trois d’advenir, le changement est donc bien la norme du Yi Jing.
(1) Cas où l’hexagramme 2 se transforme en l’hexagramme 1.
(2) Cas où l’hexagramme 1 se transforme en l’hexagramme 2.
(*) Le nom de cet hexagramme est « Epuisement »
(**) « Echanger » (hexagramme qui parle d’une communication joyeuse)
(***) « Attendre »
(1) Puisque tous les traits yin de l’hexagramme de situation deviennent yang et tous les traits yang deviennent yin.
(2) Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Ed. La Découverte, 2014.
(3) Dr Jeff Rediger, Guéris. Enquête au coeur des guérisons spontanées, Ed. J.-C. Lattès, 2022.
Illustration : Gerd Altmann sur Pixabay